MO(T)SAIQUES 2

"Et vers midi
Des gens se réjouiront d'être réunis là
Qui ne se seront jamais connus et qui ne savent
Les uns des autres que ceci : qu'il faudra s'habiller
Comme pour une fête et aller dans la nuit ..."

Milosz

jeudi 13 décembre 2012

P. 206. Paix à Michel Slitinsky


.

(Graph. et mont. JEA/DR).

Michel Slitinsky,
L'Affaire Papon,
Préface de Gilles Perrault
(1),
Ed. Alain Moreau, 1983, 267p.

Libération :


- "L’ancien résistant Michel Slitinsky, à l’origine de l’affaire Maurice Papon, le haut fonctionnaire de Vichy condamné pour «complicité de crimes contre l’humanité», est mort samedi [9 décembre 2012] à l'âge de 87 ans.
Ce Bordelais fils de Juifs ukrainiens, rescapé d’une rafle en 1942 et ancien résistant, avait conduit l’ancien secrétaire général de la préfecture de Gironde devant les assises en réunissant des milliers de documents qui avaient révélé son rôle dans la déportation des Juifs. Michel Slitinsky, dont le décès a été révélé par France 3 Aquitaine, fut un porte-parole des parties civiles tout au long du procès qui s'était ouvert en avril 1997 devant la cour d’assises de la Gironde.
En 1981, cet ancien cadre commercial avait communiqué les documents au Canard Enchaîné, qui était alors dans le collimateur des services fiscaux du ministre du Budget de l'époque, Maurice Papon."
(10 décembre 2012).

A notre droite, le goliath Papon (2). A la date du 1 juin 1942, celui-ci fut nommé secrétaire général de la préfecture de la Gironde. Début d'une carrière qui, après-guerre, ne cessa de le voir monter d'échelon en échelon. Successivement préfet de Corse puis de Constantine, Maurice Papon devint ensuite secrétaire général de la Préfecture de police. Puis encore secrétaire général du protectorat du Maroc avant de porter l'uniforme de préfet régional de Constantine. Et enfin Papon donna pleine satisfaction à de Gaulle en assurant, même au prix du sang notamment des Algériens, les responsabilités de préfet de police de Paris (de 1958-1967). Entré en politique, il fut élu maire de Saint-Amand Montrond et député du Cher. Giscard d'Estaing le choisit comme ministre du Budget pour le troisième gouvernement Barre (1978-1981).

A notre gauche, le David Slitinsky. Un fils d'immigrés, juif de par surcroît. Sans diplôme, pour cause de guerre. Résistant de 1942 jusqu'à l'effondrement du nazisme au coeur de l'Allemagne. Seul d'abord - mais ensuite soutenu par Le Canard enchaîné - il fit vaciller à partir de mai 1981 la statue de Papon dont la morgue et les mensonges tombèrent par pans successifs. Cet homme de et du pouvoir accumula obstacles et manoeuvres dilatoires pendant plus de quinze années pour échapper à la Justice. Jusqu'à son procès à l'issue duquel, en 1998, il fut condamné pour "complicité de crimes contre l'humanité" !
Finis les lauriers, les décorations, l'impunité et les honneurs. Place aux horreurs...

Gilles Perrault :

- "On a raison de dire que Papon ne peut être comparé à un Eichmann ou à un Barbie : il est pire puisqu'il est Français. Voici pour l'édification des futures générations, l'exemple parfait de l'ignominie ordinaire, l'homme en qui s'incarnent quatre années comptant, malgré quelques beaux éclairs, parmi les plus noires et les plus misérables de notre Histoire." (3)


(Graph. et mont. JEA/DR).

Le procès de Maurice Papon,
9 janvier - 2 avril 1998,

volume 2,
Albin Michel, 1998, 973 p.

Michel Slitinsky :
"Nous avons pris conscience, tous, de la nécessité de nous battre contre la nouvelle Révolution nationale"
celle-là même dont Papon fut un serviteur intéressé et zélé...


Le compte rendu sténographique du procès de Maurice Papon (4), permet d'entendre aujourd'hui encore le témoignage de Michel Slitinsky devant la Cour. Nous sommes le mercredi 21 janvier 1998 à 17h05.

Michel Slitinsky : la rafle du 19 octobre 1942

- "Je parlerai directement de la rafle d'octobre 1942, puisque je suis un garçon en sursis depuis ce 19 octobre. Mais je suis aussi un témoin direct des faits. Nous sommes chez nous, nous habitons 3 rue de la Chartreuse. Notre foyer compte 4 personnes : mon père Abraham 62 ans, ma mère Esther 58 ans, ma soeur Alice 23 ans et moi-même 17 ans. Je viens de quitter la scolarité depuis peu. En effet, en raison du problème que pose le statut des juifs, mon père a dû quitter son métier de commerçant. Les petits métiers sont interdits aux juifs et mon père ferme son magasin le 5 janvier 1941. Je suis obligé de travailler. J'ai rejoint les pompiers du port pour apporter un petit salaire au foyer.
(...)
Dans la nuit du 19 octobre, nous sommes arrêtés. Deux policiers viennent frapper à notre porte, il est 2h du matin; mon père me dit : "On est pris comme des rats" (...). Mon père descend, les policiers lui demandent de faire sa valise (des vêtements chauds, 2 paires de souliers et une couverture); je descends avec ma soeur qui essaie de négocier mais les policiers n'entendent rien (...). Je me précipite avec un fer à repasser vers les 2 policier, je les frappe et les bouscule et arrache les plombs du compteur (...). Ma soeur est prise, elle est en pyjama et ils la jettent dans le fourgon (...). Je monte au grenier et je me cache près du vasistas dans la cheminée (...). J'attends deux heures, il est quatre heures du matin quand le fourgon part.
(...)
J'ai vécu au maquis avec des jeunes gens; j'étais le plus jeune. Il y avait beaucoup de réfractaires du STO (5). Notre maquis était alimenté par le réseau Gallia; la plupart étaient originaires de Bordeaux et de Charente-Maritime." (6)
(PP. 142 à 144).

Jeudi 22 janvier 1998 à 13h45.

Michel Slitinsky : interdit aux juifs et aux chiens

- "Mes parents sont issus d'Ukraine, persécutés par les pogroms tsaristes, et, en 1912, ils ont décidé de gagner le pays de la liberté. Ils se sont retrouvés à Paris.
(...)
Les Allemands ne réclamaient encore rien quand Vichy a sorti la ségrégation antijuive. J'ai été frappé de voir Vichy s'installer et je me souviens très bien que nous étions privés de sports, de piscine, de stade, que nous ne pouvions pas monter dans les trams (...), qu'un établissement de la place Gambetta affichait "interdit aux juifs et aux chiens" (...). Si des familles étaient privées de travail depuis janvier 1941, si les petits métiers ne pouvaient plus exister, il fallait baisser le rideau. Par exemple, j'ai demandé au directeur d'école d'obtenir une bourse. La directeur m'a appelé, deux jours après, pour me dire : "Tu es juif, tu ne peux pas recevoir de bourse". Vichy était autour de nous, autour de cette communauté juive et nous avons pris conscience, tous, de la nécessité de nous battre contre la nouvelle Révolution nationale. Je dis ça parce qu'il y a un témoin de moralité qui est venu à la barre dire que les juifs étaient des moutons. Nous ne sommes pas des moutons. Je rappellerai que mes camarades qui étaient en âge de porter les armes, même à partir de 17 ans, ont tous rejoint la Résistance."
(PP. 149 et 150).

Le Président Castagnède :

- "Si vous, vous êtes passé à travers les mailles du filet et si votre soeur a été libérée, cela fait partie des éléments de l'accusation, votre père, lui, versé au convoi, a été transporté à Drancy puis à Auschwitz le 6 novembre 1942 et un acte d'état civil permet d'apprendre qu'il est décédé en ce lieu le 13 novembre."
(P. 155).



Reproduction d'un courrier en date du 16 mars 1943 par lequel Maurice Papon insiste pour que "le transfèrement d'internés juifs du camp de Mérignac au Camp de Drancy" s'effectue avec plus de célérité, soit "par train express ou train de messagerie rapide", et ce, afin de mieux assurer la "surveillance des internés".
Document en annexe VIII du livre de Michel Slitinsky, L'Affaire Papon.

Jeudi 22 janvier 1998 suite. Faute de pouvoir contester le témoignage de Michel Slitinsky, la défense va se livrer à des insinuations sur son livre que Maurice Papon tenta de faire interdire dès sa publication. Des documents en annexe de cet ouvrage sont remis en cause en tant que pièces jointes au dossier.

L'Avocat général Henri Desclaux :


- "On n'accuse pas M. Slitinsky d'être un faussaire (...) et on laisse entendre qu'il manipule les pièces. Et pourquoi ? Tout simplement parce qu'il y a un certain nombre de faits figurant à ce dossier qui ont été versés par M. Slitinsky et ces pièces gênent la défense. J'ai noté, à l'attention des jurés, et sous le contrôle du président, que jamais les pièces utilisées par le ministère public dans ses questions et qui ont pour origine les versements de M. Slitinsky n'ont été contestées par la défense devant le magistrat instructeur."

Me Jean Cazal (représentant M. Slitinsky) :

- "Avec votre permission, je vais me permettre de lire à la cour et devant les jurés trois lignes d'une décision de justice. Il s'agit, le 6 mai 1983, de l'ordonnance de référé rendue par M. Dray avant qu'il ne soit nommé président de la Cour de cassation, statuant sur la demande de saisie de l'ouvrage de M. Slitinsky, L'Affaire Papon, dont on conteste les qualités. M. Papon, prononçant toujours les mêmes accusations contre M. Slitinsky, lui reprochait la qualité de ses derniers écrits. Voilà ce qu'a jugé le président Dray : "Il n'est pas établi à l'avance que ces documents [utilisés par M. Slitinsky] aient été frauduleusement ou malheureusement sollicités dans un sens ou dans l'autre". C'est dans ces conditions que M. Papon a été débouté (...).
M. Slitinsky n'a pas le défaut de votre client. Il y a une décision rendue contre M. Papon, il a perdu son procès. C'est un hommage que l'on rendait à M. Slitinsky."
(PP. 170 et 171).



Signature de Maurice Papon au bas d'une lettre datée du 22 mars 1943. Il est demandé "l'arrestation immédiate" de quatre juifs "de nationalité hongroise" et leur "tranfert" à Drancy... "avant mercredi 24 courant".
(Annexe XIX de L'Affaire Papon).

NOTES :

(1) Couverture de l'édition originale. La préface de Gilles Perrault fut condamnée pour ces lignes :
- "Il apparaît que le nombre de secrétaires généraux de préfecture héroïques fut, entre 1940 et 1944, extrêmement réduit. La plupart accomplirent machinalement leur sale besogne. Quelques francs salauds, tel Papon, firent du zèle."
Une réédition fut mise en librairies en 1984 après suppression de la phrase litigieuse et avec l'énoncé du jugement.

(2) Maurice Papon (1910-2007). Après sa condamnation en 1998, il s'enfuit en octobre de l'année suivante en Suisse. Sa plus que médiocre cavale ne dura que deux jours suivie de son incarcération à Fresnes puis à la Santé. Libéré pour cause de santé en septembre 2002.

(3) Extrait de la préface de Gilles Perrault à L'Affaire Papon (P. II).

(4) Un procès de sept mois : le plus long des annales judiciaires en France.

(5) Laval instaura le Service de Travail Obligatoire le 4 septembre 1942. Plus de 600.000 Français (masc. gram.) furent ainsi astreints à oeuvrer dans les usines et autres entreprises sur le territoire allemand. De tous les pays occupés, la France fut celui qui envoya le plus de travailleurs qualifiés en Allemagne !
Lire P. 192 : Octobre 1945, le procès de Pierre Laval.

(6) Michel Slitinsky :
- "Dans le Cantal, je participai à des opérations de sabotage, de récupération d'armes" (P. 144).
A dix-huit ans et demi, il est chargé du ravitaillement de 400 à 500 hommes au maquis des Deux-Verges. Il combat à La Truyère où 250 maquisards perdirent la vie. Puis Michel Slitinsky participe à la libération de Saint-Flour et de Clermond-Ferrand. Avec ses camarades résistants, il gagne ensuite Dijon. Les Allemands ne cessant de reculer, il se retrouve en Alsace pour des offensives très dures. Il est blessé aux mines de potasse avant de libérer Mulhouse et Colmar. Michel Slitinsky a vingt ans quand une pneumonie entraîne son évacuation provisoire. Il retrouvera ses copains dans la Forêt-Noire où se cachent aussi bien des SS que des hommes des services de sécurité nazis (SIPO-Gestapo) et des miliciens français. C'est là qu'il découvre des archives de la Feldkommandantur de la Gironde, dont un document signé "Papon". Le début de recherches qui aboutirent au procès de 1997-1998.

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6 commentaires:

  1. Piqûre de rappel. Mémoire essentielle alors que la crise exacerbe les égoïsmes, que le populisme menace, que l'Europe, même nobélisée se fragilise.

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  2. Voici, malheureusement un témoin de plus qui disparaît.
    Comment est-il possible qu'avec un passé semblable, ce Papon fut recruté par De Gaulle, Giscard et consorts ????

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  3. Choquée par sa disparition.
    Un témoin de parole majeure s'est éteint. Je le regrette et pense à ces faits chaque fois que je passe devant le Fort du Ha et devant le Tribunal(très souvent).

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  4. Merci J. Emile pour cette belle page.
    Ce grand Personnage est déjà oublié, les médias n'en n'ont pas parlé.

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  5. J'ai appris sa mort à France Inter et ai lu des articles sur sa "disparition". Je me souviens l'avoir vu souvent à la télé à l'époque de son engagement.

    Un exemple.

    Merci de lui avoir consacré toutes ces lignes.

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